Suffit-il d’être inscrit sur les réseaux sociaux pour être social ou encore mieux, sociable ? Etre amis sur Facebook a-t-il changé à ce point notre définition de l’amitié que nous acceptons de la donner à de parfaits inconnus ? A moins que les mots ne veulent plus rien dire…
Rien de tel qu’un bon livre pour faire le point sur le décalage que nous vivons actuellement, entre un monde dominé par l’éruption des réseaux sociaux et communautés en tous genre, et une société qui nous rend de plus en plus individualiste et de moins en moins sociable. Notre identité serait menacée d’extinction par notre incapacité à faire preuve d’altérité… et de gentillesse ! L’argument est tellement original que je ne résiste pas à l’envie de vous livrer un passage choisi du livre ON KINDNESS paru en 2009, écrit à deux mains par le psychanalyste Adam Phillips et l’historienne Barbara Taylor. Comme il a été publié en italien sur le journal Repubblica, j’en ai fait une adaptation en français.
“ELOGE DE LA GENTILLESSE”
Adam PHILLIPS – Barbara TAYLOR – ON KINDNESS – Edition Ponte alle Grazie, 112 pages – Traduction italienne de Marcello Monaldi
Paru en français en 2010 sous le titre : N’AYONS PAS HONTE D’ETRE GENTILS – Edition Désir Payot – Traduction française Jean-Luc Fidel
Brève histoire d’une valeur en désuétude
“Un indicateur de la santé mentale” écrivait Winnicott en 1970, “c’est la capacité d’un individu d’entrer mentalement et de façon attentive dans les pensées, les sentiments, les espérances et les peurs d’une autre personne. Mais aussi de concéder à une autre personne de faire la même chose avec lui-même“.
Vivre bien, c’est s’identifier avec les autres à travers l’imagination
Pour vivre bien, nous devons réussir à nous identifier avec les autres à travers l’imagination et leur permettre de s’identifier à nous. Cela passe par une empathie et une gentillesse réciproques. L’égoïsme implique au contraire un manque d’imagination tellement aigu qu’il représente une menace, non pas tant pour notre bonheur que pour notre santé mentale. Prendre soin des autres, comme soutenait Rousseau, c’est ce qui nous rend pleinement humain. Nous dépendons les uns des autres pas seulement pour notre survie, mais aussi pour la survie de notre être profond et authentique. Le soi, privé de la forme d’attachement de la sympathie, n’est que fiction ou folie.
La dépendance des autres renforce la confiance en soi
La société moderne occidentale fait résistance face à cette vérité fondamentale en plaçant l’indépendance au-dessus de tout. Avoir besoin des autres est perçu comme une faiblesse. La dépendance est concédée seulement aux enfants, aux malades et aux personnes âgées : pour tous les autres, les vertus cardinales sont l’autosuffisance et l’autonomie.
La dépendance est aussi dévaluée dans les rapports intimes, comme si elle était incompatible avec la confiance en soi, quand en fait c’est l’unique chose qui rend la confiance en soi possible. Pour l’amant ou l’époux idéal, donner et prendre de l’amour sont devenus seulement des options parmi lesquelles il est possible de choisir avec une grande désinvolture ; avoir besoin des autres, même dans un scénario de désir et de demande aussi forts que celui du couple, devient quelque chose à bannir.
Peut-on être individualiste et social à la fois ?
Pourtant, nous sommes tous des créatures dépendantes jusqu’à la moelle. Et c’est un fait qui se retrouve depuis toujours dans une grande partie de l’histoire occidentale. Même les stoïques, qui étaient les porte-drapeaux de la confiance en soi-même, admettaient dans l’homme le besoin inné des autres, comme porteurs et destinataires de gentillesse. L’individualisme est un phénomène très récent. L’illuminisme qui est généralement pointé du doigt comme l’origine de l’individualisme occidental, faisait malgré tout la promotion des “affections sociales” contre les “intérêts privés”(…)
La société compétitive demande le sacrifice de notre générosité
Une société compétitive qui divise les personnes en vainqueurs et perdants produit des comportements égoïstes. Les êtres humains sont des créatures ambivalentes. La générosité nous vient spontanément, mais la créativité et l’agressivité aussi. Qui est soumis à une pression incessante se détache des autres. Comme l’enfant qui a subit des actes de violence devient à son tour violent, les individus qui ont été réprimés par l’histoire de leur vie deviennent à leur tour des oppresseurs. Le pacte de sympathie avec les autres qui se fonde sur l’ouverture de notre cœur commence à être en péril. La paranoïa prospère quand les individus cherchent des boucs émissaires de leur malheur. Aller à la recherche de boucs émissaires c’est se duper soi-même, parce que cela comporte le sacrifice de notre générosité. Mais c’est le prix que beaucoup payent quand les obligations de la tribu, qui se manifestent parfois sous forme perverses, prennent la place de liens communautaires plus larges. La culture de la “dureté” et du cynisme se développe, alimentée d’une ample admiration pour ceux qui semblent triompher – les riches, les célèbres, la caste des temps modernes – dans un environnement où mors tua vita mea (ta mort est ma vie).
La famille, ultime refuge de la gentillesse
Néanmoins, certaines formes de la gentillesse semblent survivre. Spécialement dans le rôle des parents qui est aujourd’hui considéré quasiment par tous comme une île de tendresse dans un océan de cruauté. Mais la célébration assidue de la tendresse familiale peut créer beaucoup de confusion. Pour celle ou celui qui a besoin d’être déterminé et entreprenant sur son lieu de travail, il y a le risque qu’il désactive ces types de comportements en privé.
Les femmes divisées entre course au pouvoir et sacrifice de soi
Si le choix est difficile pour les hommes, il l’est encore plus pour les femmes qui se trouvent devant des problèmes encore plus aigus, spécialement pour celles qui après avoir abandonné la vieille idéologie du sacrifice féminin et s’être converties au typique jeu de coudes du monde du travail, se retrouvent ensuite à s’occuper des enfants à temps plein. La ritournelle des commentaires angoissés des néo-mamans que nous lisons dans la presse donne la mesure d’un saut déconcertant. Les femmes ayant grandi dans la culture du “moi d’abord” découvrent à l’improviste les plaisirs mais aussi les souffrances de mettre les autres au premier plan. Cette confusion féminine se reflète dans le reste de la société, vu que les femmes trouvent souvent des emplois dans les “caring professions” (professions à vocation sociale), dans lesquelles, à la différence des managers guidés par l’obsession du budget, elles n’hésitent pas à dispenser de la solidarité en échange de maigres compensations et de rares reconnaissances. Dans le passé, l’association entre les femmes et la gentillesse était source d’un certain prestige, aujourd’hui au contraire, c’est le signe d’une perte de pouvoir. Quand bien même la gentillesse peut déclencher l’admiration, elle reste finalement un comportement réservé aux naïfs.